© Illustrations : Geneviève Marot
LA MUTATION ANTHROPOLOGIQUE DU NÉOLIBÉRALISME
Face à l’imminence d’une catastrophe écologique, nous sommes de plus en plus nombreux à sentir qu’une remise en cause rapide et radicale de nos cadres économiques, politiques et idéologiques est nécessaire pour éviter le pire. Pourtant, nous semblons particulièrement peu aptes à nous remettre en question et à affronter les défis déjà présents de manière responsable. Tout porte à croire que la poursuite de nos intérêts personnels reste largement déconnectée de la prise en compte des intérêts de notre environnement plus global.
Cette question éthique, concernant de plein droit la psychothérapie, nous invite à considérer le contexte anthropologique de notre époque. En effet, il semble que différents facteurs, liés à la prépondérance des valeurs marchandes, au consumérisme, à la rationalisation des activités humaines et à l’accroissement de la complexité technique des systèmes de production et d’organisation, aient façonné une vision du monde particulière dans laquelle l’individu se trouve peu disposé à poursuivre d’autres fins que son intérêt immédiat.
Le néolibéralisme apparaît dans les années 1980, dans un contexte de déclin mondial du socialisme. Cette évolution de la gouvernance du capitalisme introduit un renversement historique dans lequel le domaine public se retrouve progressivement sous la tutelle du privé. L’organisation de la société n’est désormais plus à chercher dans la réunion des volontés, mais dans la rencontre des intérêts. Le néolibéralisme met tout projet de construction de la société entre parenthèses au profit d’un spontanéisme du temps présent portant les individus à revendiquer la libre satisfaction de leurs désirs.
Partant du principe que le monde économique est incertain et disruptif, l’anthropologie néolibérale postule une vision de la société dans laquelle les individus vivent isolés les uns des autres et où la concurrence est le seul moyen de créer du lien.
L’individu néolibéral est alors conçu comme auto-entrepreneur de lui-même : libre, adulte et surtout responsable des investissements de son capital économique, humain, culturel, santé... Il est alors soumis à un régime d’évaluation et d’acceptation conditionnelle dans lequel richesses et statut lui sont accordés en fonction de la pertinence de ses investissements. L’anthropologie néolibérale accompagne une mutation majeure dans laquelle la quête d’égalité est subordonnée à la recherche de la singularité et tend à imprimer une nouvelle manière de faire société. Par conséquent, une culture de l’identité semble désormais s’être répandue et être revendiquée comme telle par les individus. Le néolibéralisme favoriserait ainsi l’émergence de formes d’individualité définies par la performance compétitive et la jouissance aveugle. Face à la crise écologique, cette dynamique sociétale entraîne de fortes réticences à accepter ce qui serait susceptible de diminuer l’individu, d’entraver son amour-propre, son accès au plaisir et ses velléités de distinction. Les avancées technologiques renforcent l’illusion que tout est possible et nous conduisent à considérer notre environnement comme le prolongement de nous-mêmes. La grande difficulté à intégrer nos limites et à changer s’enracine en conséquence dans la composante non relationnelle de notre problème civilisationnel.
LA PERSONNALITÉ NARCISSICO-HÉDONISTE
En écho à ce phénomène, Alain Lazartigues (2007) conceptualise une nouvelle personnalité de base – reflet de notre fonctionnement social – qui serait apparu progressivement après la Seconde Guerre mondiale : la personnalité narcissico-hédoniste. La personnalité narcissico-hédoniste se distingue par des caractéristiques spécifiques : un Surmoi moins contraignant, un Idéal du moi peu socialisé, une culpabilité peu pesante, une vie pulsionnelle moins bridée, une préférence donnée aux engagements choisis et une méfiance vis-à-vis de ceux qui sont imposés, un effort incessant de définition de soi ainsi qu’une difficulté à « être », à s’éprouver comme sujet libre. La personnalité de base narcissico-hédoniste peut ainsi être vue comme une redescente du centre de gravité de la normalité vers une organisation psychique plus archaïque – organisée autour d’un soi grandiose – alors que le « normal » désignait, jusque dans la première moitié du XXe siècle, la personnalité de base névrotique et ses conflits oedipiens.
Ainsi, en passant du capitalisme industriel du XIXe siècle au capitalisme financier du néolibéralisme, nous serions passés d’une économie de la névrose, bâtie sur le refoulement, à une économie de la perversion fondée sur la jouissance. Le narcissisme devient alors un concept sociologique particulièrement pratique pour parler des maux de l’individualisme. Dans notre société hyperhédoniste, les technologies favoriseraient également l’extension de l’égocentrisme en contribuant à la formation d’une culture de la sensation et des impressions visuelles au détriment de l’activité mentalisée. Dépouillé de contact sensible avec son environnement, l’individu néolibéral se montrerait peu empathique et peu responsable. La publicité, en instaurant un marché de la captation de l’attention, est parallèlement devenue un élément crucial du fonctionnement du capitalisme. En effet, loin d’opérer innocemment, le marketing a été conçu comme véritable projet d’exploitation des désirs individuels via le recours à des techniques inspirées des pratiques hypnotiques (fixation visuelle, suggestion, ancrage et influence subliminale).
Dans cet esprit, l’utilisation massive de la publicité et l’incitation à la consommation semble avoir encouragé un retour collectif aux formes du narcissisme primaire ; un stade archaïque de notre psychisme – marqué par la prévalence des besoins d’autosatisfaction – où l’individu tend à retrouver dans le sentiment de « toute-puissance » le temps où, enfant, il était lui-même son propre idéal. De fait, le marketing a tout à fait saisi l’intérêt pécuniaire de la régression permanente des individus à un état où la totalité de leur énergie pulsionnelle est investie sur eux-mêmes. Bloquée au stade du narcissisme primaire par des injonctions frénétiques à la satisfaction débridée des pulsions, la psyché est entravée dans sa construction. Toute possibilité de s’individuer – de devenir un individu bio-psycho-social différencié – est sabotée dans l’oeuf. Les écrans contournent la vigilance parentale et détournent des liens sociaux. A la place, le contenu des programmes met en relief une structure en miroir organisée autour de la relation imaginaire et de la séduction.
Pour lire la suite de l’article et commander la Revue Hypnose & Thérapies Brèves n°61
Face à l’imminence d’une catastrophe écologique, nous sommes de plus en plus nombreux à sentir qu’une remise en cause rapide et radicale de nos cadres économiques, politiques et idéologiques est nécessaire pour éviter le pire. Pourtant, nous semblons particulièrement peu aptes à nous remettre en question et à affronter les défis déjà présents de manière responsable. Tout porte à croire que la poursuite de nos intérêts personnels reste largement déconnectée de la prise en compte des intérêts de notre environnement plus global.
Cette question éthique, concernant de plein droit la psychothérapie, nous invite à considérer le contexte anthropologique de notre époque. En effet, il semble que différents facteurs, liés à la prépondérance des valeurs marchandes, au consumérisme, à la rationalisation des activités humaines et à l’accroissement de la complexité technique des systèmes de production et d’organisation, aient façonné une vision du monde particulière dans laquelle l’individu se trouve peu disposé à poursuivre d’autres fins que son intérêt immédiat.
Le néolibéralisme apparaît dans les années 1980, dans un contexte de déclin mondial du socialisme. Cette évolution de la gouvernance du capitalisme introduit un renversement historique dans lequel le domaine public se retrouve progressivement sous la tutelle du privé. L’organisation de la société n’est désormais plus à chercher dans la réunion des volontés, mais dans la rencontre des intérêts. Le néolibéralisme met tout projet de construction de la société entre parenthèses au profit d’un spontanéisme du temps présent portant les individus à revendiquer la libre satisfaction de leurs désirs.
Partant du principe que le monde économique est incertain et disruptif, l’anthropologie néolibérale postule une vision de la société dans laquelle les individus vivent isolés les uns des autres et où la concurrence est le seul moyen de créer du lien.
L’individu néolibéral est alors conçu comme auto-entrepreneur de lui-même : libre, adulte et surtout responsable des investissements de son capital économique, humain, culturel, santé... Il est alors soumis à un régime d’évaluation et d’acceptation conditionnelle dans lequel richesses et statut lui sont accordés en fonction de la pertinence de ses investissements. L’anthropologie néolibérale accompagne une mutation majeure dans laquelle la quête d’égalité est subordonnée à la recherche de la singularité et tend à imprimer une nouvelle manière de faire société. Par conséquent, une culture de l’identité semble désormais s’être répandue et être revendiquée comme telle par les individus. Le néolibéralisme favoriserait ainsi l’émergence de formes d’individualité définies par la performance compétitive et la jouissance aveugle. Face à la crise écologique, cette dynamique sociétale entraîne de fortes réticences à accepter ce qui serait susceptible de diminuer l’individu, d’entraver son amour-propre, son accès au plaisir et ses velléités de distinction. Les avancées technologiques renforcent l’illusion que tout est possible et nous conduisent à considérer notre environnement comme le prolongement de nous-mêmes. La grande difficulté à intégrer nos limites et à changer s’enracine en conséquence dans la composante non relationnelle de notre problème civilisationnel.
LA PERSONNALITÉ NARCISSICO-HÉDONISTE
En écho à ce phénomène, Alain Lazartigues (2007) conceptualise une nouvelle personnalité de base – reflet de notre fonctionnement social – qui serait apparu progressivement après la Seconde Guerre mondiale : la personnalité narcissico-hédoniste. La personnalité narcissico-hédoniste se distingue par des caractéristiques spécifiques : un Surmoi moins contraignant, un Idéal du moi peu socialisé, une culpabilité peu pesante, une vie pulsionnelle moins bridée, une préférence donnée aux engagements choisis et une méfiance vis-à-vis de ceux qui sont imposés, un effort incessant de définition de soi ainsi qu’une difficulté à « être », à s’éprouver comme sujet libre. La personnalité de base narcissico-hédoniste peut ainsi être vue comme une redescente du centre de gravité de la normalité vers une organisation psychique plus archaïque – organisée autour d’un soi grandiose – alors que le « normal » désignait, jusque dans la première moitié du XXe siècle, la personnalité de base névrotique et ses conflits oedipiens.
Ainsi, en passant du capitalisme industriel du XIXe siècle au capitalisme financier du néolibéralisme, nous serions passés d’une économie de la névrose, bâtie sur le refoulement, à une économie de la perversion fondée sur la jouissance. Le narcissisme devient alors un concept sociologique particulièrement pratique pour parler des maux de l’individualisme. Dans notre société hyperhédoniste, les technologies favoriseraient également l’extension de l’égocentrisme en contribuant à la formation d’une culture de la sensation et des impressions visuelles au détriment de l’activité mentalisée. Dépouillé de contact sensible avec son environnement, l’individu néolibéral se montrerait peu empathique et peu responsable. La publicité, en instaurant un marché de la captation de l’attention, est parallèlement devenue un élément crucial du fonctionnement du capitalisme. En effet, loin d’opérer innocemment, le marketing a été conçu comme véritable projet d’exploitation des désirs individuels via le recours à des techniques inspirées des pratiques hypnotiques (fixation visuelle, suggestion, ancrage et influence subliminale).
Dans cet esprit, l’utilisation massive de la publicité et l’incitation à la consommation semble avoir encouragé un retour collectif aux formes du narcissisme primaire ; un stade archaïque de notre psychisme – marqué par la prévalence des besoins d’autosatisfaction – où l’individu tend à retrouver dans le sentiment de « toute-puissance » le temps où, enfant, il était lui-même son propre idéal. De fait, le marketing a tout à fait saisi l’intérêt pécuniaire de la régression permanente des individus à un état où la totalité de leur énergie pulsionnelle est investie sur eux-mêmes. Bloquée au stade du narcissisme primaire par des injonctions frénétiques à la satisfaction débridée des pulsions, la psyché est entravée dans sa construction. Toute possibilité de s’individuer – de devenir un individu bio-psycho-social différencié – est sabotée dans l’oeuf. Les écrans contournent la vigilance parentale et détournent des liens sociaux. A la place, le contenu des programmes met en relief une structure en miroir organisée autour de la relation imaginaire et de la séduction.
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Dr Alexia MORVAN
Docteur en chirurgie dentaire, diplômée de l’Université Toulouse III-Paul Sabatier. Titulaire du DU Psychothérapies et Psychopathologie mentale de l’Université Paris-Descartes. Formée à l’hypnose en 2017 à l’Institut Milton H. Erickson Toulouse-Occitanie.
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N°61 Mai, Juin, Juillet 2021
Dossier : Ecothérapie et F. Roustang
- Edito: Créativité et résonance. Julien Betbèze, rédacteur en chef
- Peur de prendre l’avion. Technique des mains de Rossi. Corinne Paillette, médecin
- Remise en mouvement. Les techniques hypnotiques du « mine de rien ». Marie-Clotilde Wurz de Baerts, psychologue clinicienne
- Le pouvoir de la dissociation. Corps et trauma. Gérald Brassine, psychothérapeute
- Urgences radiologiques. Le récit de ma vie de grande sensible. Kathy Prouille, manipulatrice en électrocardiologie
- La plume et le masque. Histoire de masques, de vagues et de web-conférences par temps de pandémie. Olivier de Palézieux, médecin urgentiste
Douleur douceur
- Edito. Gérard Ostermann, médecin
- Automaticité et neurosciences. Carolane Desmarteaux, neuropsychologue et Pierre Rainville, directeur du laboratoire de neuropsychologie-physiologie de la douleur de Montréal
- Syndromes d’Ehlers – Danlos. Errance du douloureux chronique. Sylvie Colombani-Claudel, médecin anesthésiste réanimateur et Blandine Rossi-Bouchet, orthophoniste
Dossier Ecothérapie autour de François Roustang
- Edito : Réintroduire un imaginaire centré sur la coopération. Julien Betbèze
- François Roustang et l’écothérapie. Il suffit de se sentir vivant. Virginie Coulombe, psychologue clinicienne
- Hypnose et crise écologique. La transe, renouveau anthropologique. Nicolas Bichot, psychologue clinicien
Hypnose et narcissisme. La métaphore au service de la relation. Alexia Morvan, docteur en chirurgie dentaire
Rubriques :
Quiproquo, malentendu et incommunicabilité : Résonance. Stefano Colombo, psychiatre, illustration Mohand Chérif Si Ahmed, psychiatre
Les champs du possible : A la bonne heure ! Adrian Chaboche, spécialiste en médecine générale et globale
Culture monde : Ces songes qui guérissent. Les rites d’incubation d’Hyderabad à Epidaure. Sylvie Le Pelletier-Beaufond, médecin-psychothérapeute.
Les grands entretiens : Chantal Wood, pédiatre. Par Gérard Fitoussi, médecin
Illustrations : Geneviève Marot
Dossier : Ecothérapie et F. Roustang
- Edito: Créativité et résonance. Julien Betbèze, rédacteur en chef
- Peur de prendre l’avion. Technique des mains de Rossi. Corinne Paillette, médecin
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Dossier Ecothérapie autour de François Roustang
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Hypnose et narcissisme. La métaphore au service de la relation. Alexia Morvan, docteur en chirurgie dentaire
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Quiproquo, malentendu et incommunicabilité : Résonance. Stefano Colombo, psychiatre, illustration Mohand Chérif Si Ahmed, psychiatre
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Culture monde : Ces songes qui guérissent. Les rites d’incubation d’Hyderabad à Epidaure. Sylvie Le Pelletier-Beaufond, médecin-psychothérapeute.
Les grands entretiens : Chantal Wood, pédiatre. Par Gérard Fitoussi, médecin
Illustrations : Geneviève Marot